Où est passé notre école publique, libre et gratuite dont un des idéaux était d’engager l’émancipation des enfants, des jeunes ? Cette École se retrouve aujourd’hui enfermée dans des programmes saucissonnés bien souvent hors du champ de la complexité des savoirs, dans des rythmes de travail devenus inhumains pour tant d’enfants, de jeunes, dans des chiffres toujours aussi alarmants concernant les inégalités, dans des niveaux de stress et d’ennui pour les jeunes devenus inquiétants. La course vers une libéralisation galopante est engagée, via l’appui du numérique et des neurosciences censés régler tous les problèmes. La question reste entière. Quand va-t-on dire non à cette frénésie d’une éducation sélective, inégalitaire, conformatrice des esprits ?
Il paraît donc essentiel aujourd’hui de clarifier le terme même d’émancipation tellement il se trouve bien souvent galvaudé. En effet, même les sphères du pouvoir convoquent l’émancipation économique pour développer un libéralisme toujours plus exacerbé. Il est donc bien question pour nous, éducateurs de tous pays attachés aux valeurs de l’éducation populaire, d’engager les enfants, les jeunes à trouver leur propre expression, à développer leur potentiel de créativité, à construire des savoirs, une pensée, à travers des valeurs de coopération et de solidarité. « Permettre à des enfants d’entrer dans des démarches de coopération, c’est les inviter à investir des espaces de liberté et à s’exercer à une forme évoluée de la démocratie prise sous l’angle de la fraternité »1. C’est ainsi que Sylvain Connac introduit son ouvrage sur les pédagogies coopératives. Il s’agit bien de nous affranchir de toute aliénation, domination, déterminisme pour envisager un réel destin qui va se construire par les expériences et les savoirs rencontrés, échangés.
L’éducation émancipatrice doit pouvoir s’exercer dans tous les lieux, à l’école, hors l’école, dans la rue, etc. Les éducateurs et enseignants imprégnés des idées et valeurs des mouvements d’éducation populaire poursuivent depuis longtemps leur œuvre de sape en proposant de réelles alternatives éducatives et pédagogiques qui puissent faire exister une éducation ancrée sur l’émancipation, l’humanité, l’ouverture et autres valeurs fondamentales d’une éducation digne de ce nom. Freinet revendiquait la construction de l’esprit critique, le droit à l’émancipation et, par là-même, une posture de l’enseignant, de l’éducateur qui n’est plus seulement celui qui sait, seul sur son piédestal, mais celui qui accompagne et attise la curiosité de l’élève sur le monde. La bienveillance en elle-même ne suffit pas, il doit faire preuve d’une véritable écoute tout en recherchant des dispositifs qui permettent aux enfants de construire leur chemin, ensemble. Pour cela il ne peut être isolé mais bien prendre sa place au sein d’une équipe, voire d’un groupe coopératif. « L’émancipation ne peut être qu’un processus collectif qui engage autant les maîtres que les élèves, dans un groupe coopératif, dégagé du rapport de domination du sachant sur l’ignorant »2. Les savoirs prennent sens dans la vie, le tâtonnement, la réflexion, la liberté de penser, la construction d’une culture commune qu’on apprend dans la vie collective, coopérative d’un groupe. La visée d’émancipation suppose donc bien une expérience démocratique et, par là-même, une organisation coopérative du travail. C’est ainsi que concluent Yves Reuter et son équipe de recherche : « La proposition d’une pratique sociale coopérative à l’école, organisant non pas la reproduction même involontaire des partages sociaux, mais l’amplification mutuelle des puissances d’agir et de connaître, semble capable sous certaines conditions critiques de répondre favorablement au projet d’émancipation en éducation »3.
Il ne s’agit pas seulement d’œuvrer au sein des pédagogies dites actives, expression là aussi largement galvaudée, mais de considérer qu’un enfant, un jeune, quel que soit son âge, peut devenir un véritable auteur, au même titre d’ailleurs que tout enseignant, éducateur. Il est alors question de faire vivre le principe d’autorisation. S’autoriser à créer, à produire, à écrire un texte, à mener une nouvelle recherche, à prendre la parole et à la défendre, à créer une œuvre d’art, à improviser une pièce de théâtre, une danse, etc. S’autoriser, pour l’adulte, à donner son avis, à se responsabiliser, à dire non quand une réforme est contraire à ses valeurs, à ses missions, à défendre son point de vue, à retrouver tout simplement autorité et sens dans son métier. Qu’il s’agisse de l’enfant comme de l’adulte, ce nouveau pouvoir d’agir ne peut s’exercer que dans un contexte social coopératif au sein duquel un devenir social existera. Voici ce qu’en dit Nicolas Go : « L’émancipation n’est pas seulement l’action (négative) de s’affranchir d’une tutelle, d’une oppression, d’une souffrance (exmancipare), elle est aussi, dans le même temps, le processus d’autorisation par lequel la manière de vivre est sans cesse redessinée, en créant de nouvelles possibilités de vie »4.
Face à une École qui se développe de manière incohérente, défiante, individualiste, qui contribue à la reconduction de la domination, à la ségrégation, à la mise en concurrence, les enfants, les jeunes ont besoin d’outils intellectuels et pratiques pour comprendre le monde et le penser afin de pouvoir résister aux spirales autoritaires, discriminantes, marchandes et comptables. Pour cela, les fondamentaux d’une éducation émancipatrice doivent notamment s’inscrire dans la transformation du rapport aux savoirs, le partage du pouvoir, l’échange des savoirs et la défense des valeurs. Tel est le travail émancipateur à mener au quotidien aujourd’hui !
François Le Ménahèze, enseignant-formateur-auteur
http://lemenahezefrancois.eklablog.com/
1 Connac S. (2009). Apprendre par les pédagogies coopératives. ESF éditeur. p. 13.
2 Laboratoire de Recherche Coopérative de l’ICEM-Pédagogie Freinet. (2018). Dictionnaire de la pédagogie Freinet. ESF Sciences humaines. p. 142.
3 Reuter Y. (2007). Une école Freinet. Fonctionnements et effets d’une pédagogie alternative en milieu populaire,
Paris, L’Harmattan.
4 Go N. (2014). Sans cesses redessiner les gestes d’émancipation. In Recherches en éducation n° 20. Octobre 2014.