L’élévation du niveau de formation des enseignants s’inscrit dans un processus historique. Du niveau brevet exigé après 1945 pour intégrer l’Ecole Normale (crées en 1833) et obtenir le baccalauréat, nous sommes passés à la nécessité d’obtenir un DEUG (1979), puis une Licence (1990, IUFM) et enfin un Master (2010). Or, trente ans après la création des IUFM (le U marquant la volonté explicite d’universitariser la formation), le sens de cette universitarisation n’est pas encore clair pour ceux qui regrettent nostalgiquement la formation par compagnonnage considérée comme plus professionnalisante. Ainsi la tension entre universitarisation et professionnalisation n’est pas résolue et les « tâtonnements » dont témoignent les différentes réformes modifiant sans cesse les structures d’accueil n’ont pas permis de mettre en synergie les milieux professionnels et l’université. Pourtant l’universitarisation n’est pas une formule incantatoire mais bien un des fondements pour penser la formation des enseignants dont la société actuelle et celle de demain ont besoin.
Le mouvement d’universitarisation (déjà pensé dans le Plan Langevin-Wallon de 1946) est mis en œuvre avec les IUFM pour accompagner la massification de l’enseignement et atteindre les nouveaux objectifs assignés à l’école en raison des transformations de la société. Auparavant, la question de la formation professionnelle était résolue par l’installation au sein des Ecole Normale (EN) d’écoles annexes et d’application dont le rôle était d’articuler savoir académique et savoir-faire professionnel. La formation façonne alors la vie professionnelle à partir de leçons modèles à reproduire indépendamment des contextes d’enseignement et de l’hétérogénéité des publics. Bien que dès les années 1970 des formateurs des EN se soient engagés dans les programmes de « recherche-action » de l’INRP, cependant que d’autres travaillaient dans des laboratoires de recherche, la formation continuait à s’appuyer le plus souvent sur les leçons observées dans les écoles annexes. Le rapport de stage, très narratif, devait témoigner de l’appropriation de la culture professionnelle construite dans les écoles annexes et la capacité à la reproduire.
La création des IUFM veut inaugurer un changement qualitatif en rompant avec la reproduction du « prêt-à-enseigner ». Elle vise alors à former des « enseignants réflexifs », capables d’évoluer, de construire leur pratique au regard des différents contextes d’enseignement, de l’hétérogénéité des élèves et des transformations du monde. Cette visée s’affiche et doit se réaliser dans la réalisation d’un mémoire (qui rompt avec la pratique du rapport de stage) et se poursuivra lors de la masterisation par l’adossement des formations à la recherche.
Cette mutation rend nécessaire le recrutement d’enseignants chercheurs, alors que les formateurs en poste avant 1991 étaient essentiellement des PRAG ou des PRCE. Cependant, quelle que soit la profession en cause, la dimension universitaire n’est pas un donné, ne préexiste pas « en soi » à la constitution de la profession… Elle se construit lorsque des collectifs de recherche suffisamment nombreux pour travailler la robustesse de leurs savoirs prennent à bras le corps les problèmes de la profession et ceux de la formation. De fait, l’universitarisation de la formation des enseignants s’articule à l’évolution du paysage universitaire avec la création des Sciences de l’éducation, l’émergence des didactiques des disciplines, et le développement de recherches de haut niveau sur les questions éducatives dans différents champs, jusqu’aux travaux en ergonomie et didactique professionnelle à partir des années 2000, sur l’analyse du travail des enseignants, la question de leurs gestes professionnels et de leur transmission.
Dès l’origine, s’est posée la question de la nature des recherches à favoriser en formation et de la définition des profils des postes : privilégier des recherches centrées sur l’activité professionnelle, la compréhension de la co-activité (cadrées par les épistémologies disciplinaires) et visant à terme son appropriation ou au contraire des recherches plutôt extérieures mais proposant des cadres d’intelligibilité « contributoires », des éclairages « latéraux » ? Alors que le traitement de ces questions était inachevé, les IUFM ont été intégrés dans les universités. Les années passées par les étudiants à l’IUFM (qui devenaient ESPE) pouvaient ainsi être reconnues par un diplôme quelle que soit leur réussite aux différents concours de recrutement.
Les questions fondamentales des contenus de formation, des modes d’alternance, des relations entre le milieu professionnel et l’université peinent toujours à trouver des réponses satisfaisantes. Après bientôt 30 ans on constate que les choix locaux ont été très influencés par les spécificités des « viviers » d’EC impliqués dans des recherches sur les problématiques éducatives et par les choix politiques des directions. De plus, l’intégration dans les universités fait subir de plein fouet à nombre d’ESPE/INSPE la gestion de l’austérité par leur université de rattachement, par le jeu du refléchage de postes vacants vers d’autres composantes, ou leur détournement pour des promotions d’EC extérieurs à la formation mais relevant dès lors sur le papier de leurs ressources… Selon la réponse, la cohérence de la formation est plus ou moins forte et les étudiants sommés de préparer un concours, de réussir un master, de se former au métier, sont parfois réticents à s’investir dans la réalisation du mémoire qui n’est pas toujours articulé aux problématiques professionnelles rencontrées alors qu’il devrait être lieu de connexion organique de l’université et du milieu professionnel, lieu de la construction de leur identité professionnelle et de leur outillage conceptuel.
La profession d’enseignant a beaucoup évolué. Et si certains pensaient encore avant le confinement et l’école à la maison qu’enseigner est chose « évidente » que l’on peut réussir avec un peu de bon sens et d’expérience, ils ont pu prendre conscience qu’il n’en était rien.
Le métier d’enseignant, « passeur de cultures » est aujourd’hui un métier « de l’humain » hautement complexe. Son activité créatrice vise à générer une activité créatrice d’un autre type chez ses élèves d’origines diverses, tous différents, non « standardisés » qu’il s’agit d’engager dans des apprentissages complexes, très éloignés parfois de leur monde quotidien. Viser la réussite de tous est un défi qui ne peut se satisfaire de la reproduction d’un modèle. Il faut doter les futurs enseignants d’outils puissants pour anticiper et organiser leur action pour un savoir donné au plus près de celle de leurs élèves, analyser ses effets sur les apprentissages et la réajuster en temps réel ou différé, parfois reconcevoir des situations structurantes au regard des apprentissages effectivement réalisés dans un contexte donné. Au cours de la co-activité il faut pouvoir gérer des interactions complexes, orientées par le savoir, pour négocier et faire co-construire des significations partagées, grâce à la mise en œuvre de gestes professionnels précis, variés, ajustés et multidimensionnels visant la compréhension de tous les élèves, la transformation de leurs actions et l’appropriation de pratiques, de valeurs et de savoirs disciplinaires nouveaux, générateurs de développement.
La dimension réflexive porte aussi sur l’intégration dans la communauté éducative, sa culture, ses problématiques, ses valeurs, ses outils. Enseigner suppose des choix qui touchent à l’éthique et au politique, que ce soit dans la gestion des conflits, de l’inclusion, de l’évaluation, mais aussi le choix des savoirs et des questions socialement vives à enseigner, leur mode de traitement, pour les élèves d’aujourd’hui citoyens de demain dans un monde mouvant.
L’universitarisation de la formation des enseignants doit permettre de relever ce défi. Qui la remettrait en cause pour les médecins, les climatologues, ou astrophysiciens ? Beaucoup de chemin reste à faire, la formation professionnelle des enseignants s’y est engagée non sans douleurs, mais malgré les difficultés posées par la masterisation, dont l’organisation structurelle et temporelle n’est pas celle de la formation, il semble inconcevable de déconnecter cette dernière de la recherche sur ses problématiques professionnelles et sur la question du développement de la professionnalité.